Aujourd’hui j’ai reçu une pub de Regioneo, à qui j’avais demandé un jour de l’agar-agar pour mes confitures. Depuis ils me proposent toutes sortes de produits du terroir, bio et équitables, directement du producteur au consommateur. Alléchant mais trop cher pour moi.
Seulement aujourd’hui il s’agissait de riz noir de Camargue, avec une recette intéressante. Je note la recette et de là je vais fureter sur leur cahier de recettes, il y en a plus de mille. De fil en aiguille, et patin et couffin… tu sais comment ça fait. Au passage je vois une recette de pizza. Bof ! pas terrible et en plus pas très commode à noter pour ajouter à ma collection. Mais ça m’a remis en mémoire celles que je faisais autrefois.
Le dimanche à notre maison de campagne nous étions 9 à table, plus Simone (la cuisinière-jardinière) et Léonard, gendarme à la retraite, jardinier lui aussi et homme à tout faire, y compris réparer le motoculteur. Il faut dire que le potager faisait un demi-hectare, le pré où paissaient 6 ou 7 moutons autant, ainsi que le petit bois de chênes et hêtres – qu’on appelle fayards en Limousin. Dans mon enfance nous en ramassions les fruits, des faines que nous faisions cuire comme des châtaignes, dont elles ont le goût mais c’est beaucoup plus petit et il n’y a pas grand chose à manger, c’était pour l’amusement.
En tout il y avait 3 hectares autour de ce qu’on appelait pompeusement le château mais qui était en fait une grande maison de 17 pièces datant du 19e siècle avec des fondations, notamment la cave voûtée, qu’on disait remonter au moyen âge. Avec les moutons, plus besoin de tondeuse pour les pelouses, auparavant c’est Léonard qui les fauchait, les enfants et moi nous fanions et le foin était rentré à la grange avec… la 2 CV. Excellente façon d’apprendre à conduire, n’est-ce pas les enfants ?
Les précédents propriétaires avaient acquis le domaine une centaine d’années auparavant et avaient pris à cœur d’y installer les équipements les plus modernes pour l’époque. A partir de la terrasse une petite chaufferie avait été creusée sous l’un des salons ; de la chaudière partaient des buses qui amenaient l’air chaud jusqu’à des grilles de cuivre insérées dans le plancher de chacune des pièces du rez-de-chaussée. On pouvait même en régler le débit en poussant un petit ergot commandant un volet interne.
A l’étage des maîtres de jolies cheminées de marbre n’attendaient que leurs bûches. Toutes les chambres étaient dotées d’un petit cabinet de toilette individuel avec sa table, sa cuvette de porcelaine et son pot à eau. Non, il ne faut pas rêver, pas encore d’eau courante au premier étage, mais sept chambres de domestiques au second. La cuisine était la seule pièce de la maison à être dotée d’un robinet sur l’évier, l’eau y arrivait par gravité de la source voisine. La monumentale cheminée de granit était pourvue d’un antique tourne-broche commandé par une série d’engrenages régulés par un gros contrepoids de pierre.
Le potager se voulait lui aussi à la pointe du progrès. Le matin un aide jardinier manœuvrait le levier de la pompe qui envoyait l’eau deux mètres plus haut, dans une grande cuve d’acier à peine ombragée par un arbre de Judée. L’exposition de cette cuve avait été choisie pour recevoir le soleil toute la journée de sorte que l’arrosage du soir se faisait à l’eau tiédie, tellement meilleure pour les plantes que l’eau trop fraîche qu’on aurait pompée dans la nappe phréatique.
Non loin de là, de l’autre côté de l’allée de douglas, le poulailler était une curiosité. On aurait dit une maison de poupée. Deux petites chambres, une pour les pondeuses, une pour les couveuses, étaient séparées par un étroit couloir menant à une troisième petite pièce mansardée où se trouvait un poêle. Ainsi poules et poussins n’avaient pas à redouter les nuits parfois glaciales du plein hiver et la ponte s’en trouvait régulée.
La maison principale – le « château » – avait subi les ravages de la guerre, d’abord par le passage tumultueux de quelques officiers de l’armée occupante, qui n’avaient rien trouvé de mieux pour se distraire que de viser de leur pistolet les ampoules des lustres et leur reflet dans les glaces, puis par les visites occasionnelles mais non moins dévastatrices des maquisards, à coups de hache cette fois. Le vicomte propriétaire avait été tué au front dès les premiers jours de la « drôle de guerre », la famille était restée à Paris et n’était jamais revenue sur ses terres du Limousin.
Lorsqu’on nous a proposé cette maison orpheline elle était inoccupée depuis 17 ans. Nous avons fait les quelques aménagements qui s’imposaient, notamment le creusement d’un puits d’où une pompe électrique envoyait l’eau jusqu’aux lavabos tout neufs des étages. Année après année, nous avons consacré nos vacances et nos weekends à aménager et apporter davantage de confort, tout en respectant soigneusement l’esprit des constructeurs qui nous avaient précédés. Les enfants y ont grandi, ils étaient très attachés à notre maison de campagne.
Simone m’aidait à la cuisine, mais surtout elle préparait et je terminais, notamment la fameuse pizza que tous me réclamaient. Quand j’arrivais de la ville avec les provisions, le samedi, elle avait épluché les oignons et les avait fait compoter doucement, prêts pour le fond de pizza du lendemain. Souvent elle avait fait aussi un clafoutis ou une autre pâtisserie. Il y avait quelques pommiers dans le pré, des poiriers en espalier dans le potager (c’est moi qui les taillais et les palissais), un cerisier et des fraises, et des abricots, et des framboises (quand mon mari en laissait, il y passait le matin de bonne heure et nous, les autres, on se contentait de ce qu’il restait) et encore des petits pois, des haricots verts, des potirons, des asperges, que sais-je encore. Sur 5.000 m² on a de la place. Une année Léonard avait gravé les initiales de mon plus jeune fils sur l’écorce d’une citrouille. Et la citrouille a grossi, grossi, jusqu’à peser plus de 50 kg. C’était le moment qu’attendait Léonard pour appeler le gamin et l’étonner en lui montrant ce qu’on peut faire d’une citrouille.
De sorte que pour la traditionnelle pizza on avait tout sous la main : oignons et tomates (au début c’était moi aussi qui pinçais les plants de tomate mais Léonard a vite pris mon relais) et plusieurs sortes de salades vertes. Évidemment j’apportais de la ville la farine, l’huile, et autres ingrédients qu’on ne cueille pas chez soi, même dans le meilleur des potagers ; mais il y avait aussi deux épiceries bien montées au bourg, à 2 km. de la maison, ainsi que deux très bonnes boucheries.
C’était l’un des bouchers qui nous achetait les agneaux et nous prêtait le bélier à la saison. Un fermier voisin venait les tondre mais j’ai aussi appris comment prélever la toison sans blesser l’animal. Avec la laine de nos moutons nous avons pu faire faire plusieurs matelas. A l’ancienne. On apportait la laine à la matelassière du village, elle cardait la laine que Simone avait lavée à la fontaine, fournissait le crin et la toile, dans la journée le matelas était fini. Faut-il ajouter que vers Pâques, dans le mois qui suivait la vente des agneaux, nous n’achetions pas le gigot traditionnel au bourg, nous avions trop peur de manger l’un des nôtres. Ma plus jeune fille, 12-13 ans à l’époque, jouait à la bergère en leur mettant des rubans autour du cou.
La plus petite des épiceries était comme celles qu’on voit dans les vieux films, sombre avec une petite vieille qui trottinait derrière son comptoir. Il y avait des bocaux à bonbons, de ces gros bocaux inclinés dans lesquels les enfants étaient parfois invités à plonger une main, des cartes postales, du fil, de la laine, des casseroles, quelques bouteilles d’huile, de limonade et de cidre, voire du vin nouveau à l’automne, celui qu’il faut boire avec prudence pour des raisons très différentes de l’ivresse. Parfois on trouvait un cageot de pommes ou un sac de pommes de terre, mais à la campagne presque tout le monde a au moins un coin de jardin et la vieille épicière ne se lançait pas dans l’exotisme : pas de bananes ni même d’oranges.
Les deux boulangeries-pâtisseries se faisaient une guerre sournoise ; c’était à qui ferait le meilleur pain, les brioches tressées les plus onctueuses, les « cornues » des Rameaux les plus évocatrices avec leurs deux courtes branches bien bombées s’écartant de la principale, les pièces montées les plus époustouflantes ; ils étaient brouillés à mort comme dans un roman de Pagnol. Or il était coutume, en temps-là, que les familles offrent à tour de rôle le pain qui serait béni et distribué à la messe. Nous avions cru apaiser les rancœurs en commandant un pain dans chaque boulangerie ; c’était ne rien connaître à l’opiniâtreté villageoise, nous n’avons réussi qu’à nous faire mal voir de l’un et de l’autre.
Eh bien voilà où m’a amenée la recette de pizza…
J’espère que ces souvenirs t’auront distraite un moment. Bisous